la vieille

elle compte plus de rides sur sa peau cuivrée
que d’années dans son corps voûté
toujours elle baisse les yeux et fronce le nez
sans sourire et sans le faire exprès
le soleil distribue la lumière et l’ombre
sur un visage auréolé
ses fins cheveux gris et ambre
amplifient la force de sa stature
pour elle le temps qui passe et qu’il fait
n’a pas notre valeur hypertrophiée
elle l’a définitivement apprivoisé
derrière ses yeux plissés

sept haïkus d'amour et de naissance

tu as la joue ronde
comme un rocher dans la nuit
tes pleurs sont la pluie

i grec de tes jambes
lianes de jungle et d'odeurs
infini plaisir

potelé des cuisses
ventre fixe et cru tendu
exquise caresse

le goût de ta peau
me révèle cent mille îles
peuplées de palmiers

tes yeux bleus de lune
interrogent gravement
mon coeur à la hune

de tes deux mains d'algues
de tes dix doigts de vents lourds
tu tisses ma vie

le monde murmure
il laisse pour toi et moi
ses ombres au mur

(mention au Prix Amitiés Littéraires du Val d’Orléans 2022)

trop tard

aucun mystère n’embaume ta vie close
tout est annoncé 
sans bruit sans effet
forcé tu avances sur la route morose
où ne subsiste même pas 
l’ombre opaque de tes pas

dans un dernier souffle qui passe
baudruche automate tu marches
sur la voie imposée sans arches
qui te conduit vers une impasse

comment croire à la valeur de ton âme
quand tout clame 
que tu es de passage
tu crois sentir une émotion de partage
tu n’es que chimie programmée
illusion incontrôlée
tu crois renaître d’un passé glorieux
tu n’es qu’un fragment du souffle des cieux

sachant la fin écrite dès le commencement
quand viendra le moment immanquable
où poussière nue mot sans vocable
tu accompliras ce dernier saut insignifiant
ce non-événement des milliards de fois répété
extinction sans éclat éternel
d’une infime étincelle
ne sera plus un mystère pour ton âme hébétée
ni pour tes avatars

nuage au paradis

je suis un nuage
nu je nage
dans l'azur pur
qui susurre
sans fin j'erre
en troposphère

haut sur terre
je délibère
des miasmes du temps
je souris gentiment
caressé par le vent
tant aimé
expirant sobrement
dans mes fils emmêlés
lissant
mes beaux cheveux
filandreux
gris cire et bleus

parfois je me fâche
et lâche
trois gouttes dures
sur la terre en murmures
de ma peau de pèche
j'empêche
le soleil
de couver mon ventre fécond
je me love en veille
chatte en rond

dans mes bras d'ouate propriétaires
j'abrite de multiples hôtes
un aéropage d'oiseaux migrateurs
en pause transocéanique
fatigués et pinailleurs
un éclair débutant qui ne sait pas tonner
des bruits prisonniers dont je garde la clé
un arc en ciel à libérer selon mon désir
et tous les souvenirs
en sépia des pays survolés
rien n'est plus peuplé qu'un nuage tentaculaire
rien n’est plus fugace

je vois tout de haut
le laid et le beau
je me détends
je suis gai
mouvant
je ris des hommes empêtrés
dans leur courte vie enflée
si vous saviez

ici tout est lent et long
pas de route pas de doute
tout est frais et surtout
teinté d’opacité

je vois tout de ma hutte
en fait chut
on ne vous l'a jamais dit
vous auriez trop d'émoi
osez lever la tête
et regardez moi
je suis le paradis

lac étrange

décor sombre pays étrange
aux multiformes entrelacs
ta vie se déroule sans toi
dans un rêve de peau d’orange

un lieu d’acteur et spectateur 
que tu hantes passant blasé
tout y est de travers raté
absences rendez-vous sans heure

tu vois mille chemins balourds
dans ce bazar de cinéma
se proposer à tes pieds las
embourbés à ce carrefour

la tête penchée vers le ciel
tu voudrais indices et signes
mais les nuages sont indignes 
avares et caractériels

c’est à toi de les enfanter 
idiot tu n’as donc rien compris 
c’est dans tes pas que se construit 
le chemin de la liberté

la pierre grise est la plate statue

la pierre grise est la plate statue
portant en sacrifice un scorpion mort
là-bas l’enfant joueur sourit encore
ses bras arrondis cerclant l’arbre nu

tu rencontreras ainsi tant de vies
qui s’exposeront sans voile pour toi
guettant impatiemment que tu sois là
pour lever leur rideau de comédie

marcheur solitaire tes pas t’élèvent
plus haut que le monde aux mille visages
tu deviens une abstraction moine sage
énigmatique maître sans élève

pas de méditation juste la marche
instinctive et méthodique allurée
les arbres protègent ton avancée
de penseur libre serein patriarche

pour toi la nature n’est pas un temple
elle est un rêve vif allégorie
où tu pourras suivre tous les génies
sans paroles sans bruits sans gestes amples

les fantômes gris de l’humanité
te donnant la main pour former la ronde
tu vas goûter la vibration du monde
née il y a plus de cent mille années

tu t’es arrêté tu danses tu erres
tu ris tu tressailles tu virevoltes
soudain tu te réveilles sans révolte
simple marcheur sur un chemin de pierres

vous les vibrants

vous les vibrants les sensibles
scrutateurs d’infinis
voyants férus d’autres vies
liseurs d’âme entre les lignes

vous détenez en vision
l’arc-en-ciel de lumière
qui éclaire dans votre œuvre  
les au-delàs d’horizon

vous en faites un bel usage 
toujours renouvelé
comme bat des ailes 
un papillon inépuisé

votre passion
avancer sans barrières
sur un chemin d’ornières
de creux d’irraison

vous y dansez libres passereaux 
inlassables chercheurs de beauté
notes matières traits couleurs mots 
vos ailes vos cris pour exister

truelles de l’origine du monde
flèches vives de l’espace et du temps
avec vous la terre n’est jamais ronde
ni le ciel frontière fermée au vent

derrière votre forme façonnée
le souffle naturel des choses
porte dans son cycle éternel
le voyage recommencé

vous êtes la houle et le sang
qui nous reconstruisent vivants
nous gens du passé fétus tristes
vous gens du futur les artistes

à la princesse I.M. et à ses pairs

bonheur fuyant

je vois le bonheur fuyant 
devant mon cœur sans un cri
fantomatique zombie
calme serpent ondulant

je le sens tout proche là 
tapi dans l’ombre sans œuvre
onctueux comme une pieuvre
gros bouddha sibyllin las

il disparaît prestement
avant que je ne l’attrape
fin caméléon satrape
anguille dans le courant

l’impie cruel va tanguer
comme un essaim d’alouettes 
dessinant la silhouette
d’une ombre secrète et gaie

ce pur bonheur à portée
se dérobe sous mes doigts
enfantant des tourments froids
infiniment immergés

comme le vent comme l’eau
comme cette chanson triste
pleurée en mer anarchiste
par mille fonds abyssaux

en bord d'éternité

quand je serai parti
de mon âme ma vie
je me vois volontiers
assis sur un nuage
causant aux trépassés
gisants de tous les âges
pendant que vous muets
souffrirez pleutres mous
juste en deçà de nous

mais nous serons cléments
avec vous les vivants
parce que nous aussi
gaspilleurs de futur
locuteurs de grands cris
et de petits murmures
nous fûmes égoïstes
amoureux destructeurs
ambitieux et menteurs

oublieux de la vie
je me demande si
nous les fantômes blancs
les ectoplasmes blêmes
les affranchis du temps
nous garderons quand même
en vous examinant
en bord d’éternité
un ultime regret

j’écris pour gratter la surface

j’écris pour gratter la surface 
des choses et des gens indicibles
dans la sphère de l’invisible
au-delà des mots et des traces

mes mots ne sont pas des mots
ils sont le désir fou de rencontre 
entre âme et beauté
volonté imparable de peindre l’hybride 
de sentiments et d’émotions 
que rien ne distingue. 

je ne sais pas crier
tout juste murmurer 
ma sincérité
mon désir
immanents

je cherche à créer 
les rêveries d’un tableau abstrait
le foisonnement d’un paysage de recoins
la larme limpide d’un prélude en do majeur
les cieux aux nuages éclatés

je veux décrire 
les yeux transparents qui transpercent
la main douce poussant un soupir
la mort amère amer aimant
les rages de l’être à tous les âges
les folies de la vie torticolis

j’écris pour me sauver 
de mes inutiles tourments
je veux stopper leur cycle un moment 
les voici suspendus en l’air par mes mots 
qui les empêchent de retomber
d’un œil je les vois prêts à se ruer sur moi
alors je continue d’écrire en apnée
plongeant toujours plus loin
dans un monde sans fin

quand j’écris
j’ai peur de mes mots microscopiques
mais je continue
tant pis
porté par un espoir infime
écharde de bois transocéanique
petit caillou chassé par le vent
cerf-volant détaché de son fil
qui tournoie en montant vers les nuages

mes mots forment une myriade
de filandres fécondes
plus fortes que la matrice des heures
une kyrielle de notes 
frappant les cœurs des bouts du monde
où je ne suis jamais allé.

j’écris pour lancer 
des passerelles entre les êtres
lignes de vie d’un bateau en détresse
sur la mer agitée de la vie.
je ne veux pas d’échelles 
ni de solutions
je veux des rêves 
et de la vibration

mon texte va m’abandonner
voile s’évanouissant à l’horizon
gravant en moi un sillage profond
hors de ma vue
il vivra à jamais.

j’écrirai encore et encore
jusqu’à ma mort 
et ce jour-là mes mots d’amour et d’or
je les serrerai contre moi
je les emporterai avec moi
qui sait à qui ils pourront profiter

les nuages sauront-ils les aimer

la porte du tableau

le temps souffle comme le vent
qui n’offre rien pour s’arrimer
transmuant ton cœur élimé
en nuée de limbes mouvants

dans les ténèbres somnambule
tu ne sais sur quel pied danser
balbutiant et balancé
tu sursautes comme une bulle

grenouille sur un nénuphar
luciole perdue dans la brume
fleur de désir et d’amertume
voilier louvoyant vers le phare

suivant sa vocation ténue
la mémoire de tes dix doigts
cherche le toucher de l’émoi
et le frisson de l’âme nue

nuit et jour tu peins tu zigzagues
dans un serpentin de questions
un matin vient la solution
ravir les écumes des vagues

suivant ta foi ton idéal
tu fais éclore du tableau
une maison de terre et eau
dont tu es le héros final

étiré par ton repentir
un trait pareil à une eau-forte
sur la toile éclaire la porte
par où tu peux enfin partir

Hommage à Ou Tao-tseu (en japonais Godoshi) et Wang Fô

(sélectionné pour paraître dans L'Anthologie des meilleurs poèmes du Prix international Arthur Rimbaud 2022; Flamme de Bronze du Prix Flammes Vives 2022)

je voudrais écrire

je voudrais écrire
les plus belles pages du monde
que le monde lirait
en pleurant un peu

mes pages seraient des tableaux
de tristesse et de beauté
le beau est toujours triste
quand il est intouchable

au bout de la tristesse
entre les lignes poindrait
une faible lueur d’espoir
ne pas mourir tout à fait

je parlerais de l’amour
trop fort débordant
en vagues sur les rochers
blanchis d’écume

des désirs non accomplis
du renoncement
rogneur d’âme qui tient
éloigné du but

je dirai la mer
et son horizon
et les oiseaux verts
là-bas qui s’en vont

je dirai l’envie
d’être un autre
que cet empêtré
dans la lourdeur des choses

dans mes pages je volerais
fièrement librement,
sur ma vie sans frontières
mon passé sans cadran

je parlerai des yeux
qui m’ont rendu fou
et du dernier regard
qui porta le noir infini

je parlerai du temps perdu
qui fuit lentement
comme un goutte à goutte
du sang des gens

des mots qui se croisent
sans s’entendre têtus
comme deux rivières
réticentes à confluer

du soleil aveuglant
qui ferme les yeux
cédant à la chaleur
de formes emmêlées

je parlerai du corps
qui s’abandonne en nudité
de sa peau fruit rouge
à croquer en délicatesse

dans la foison de mes pages
on verrait des tableaux
à contempler longuement
comme une source de vie

les mots sont si faibles
menteurs et réducteurs
la peinture est le parangon
de la création humaine

je voudrais que mes mots
se lisent comme un tableau
une musique symphonique
une matrice de liens

je voudrais écrire l’océan
des plus belles pages du monde
pour que le monde s’y noie
s’en nourrisse et renaisse