le soir tombe sur Lanzarote

le soir tombe sur Lanzarote
la belle paresseuse
endormie comme une huître

les traits noirs des vagues
dessinent une portée de notes
de musique marine

d’un ciel au bleu qui se fonce
narcisses alanguis
trois nuages se pâment dans l’eau

transparent l’air empli de silence
laisse les amants entendre
leur cœur qui bat qui bat

au rythme d’un même soupir

Texte : Luc Fayard inspiré par une photo de C.F., voir ici

credo non credo

je ne crois pas aux rimes éternelles
à la vérité blanchie par les ans
aux serments ritournelles
aux adorateurs tremblants

je crois à la douce larme
à la beauté de l’instant
au rêve révélateur d’âme
malgré toi

je ne crois pas au vacarme du passé
simple voie du hasard
et de préjugés
revenants peupler le présent

je crois que rien n’est infini
rien n’est certain
tout en devenir
même l’amour

je ne crois pas à l’histoire
usine à mensonges
toujours en retard
sur la vie qu’elle écrit

je crois à la divine fragilité des mots
à la chaleur persistante du corps
à la jeunesse ardente
aux heures indécises
quand le jour assombri
ne sait pas encore
qu’il est devenu nuit

je ne crois pas aux danses infidèles
à la sagesse miracle
paravent de lâcheté
aux souvenirs sepia
des émotions volées

je crois à l’intégrité de l’âme
reçue comme un don
mûrie par l’effort
peuplée d’instincts
et de sensations

je ne crois pas au destin imposé
par la volonté imparable
d’une raison impératrice
tout est construction
par l’imagination

je crois à la force invincible
du cœur meurtri
à la parole de l’ami
perfusion de vie
au soutien des vents invisibles
qui te maintiennent debout

je crois à un avenir
construit sans promesses
je crois en toi
malgré mes faiblesses

Texte: Luc Fayard
illustré par Dall.e sur le début de texte

le poète est un rat

le poète est un rat
terré dans ses mots
obsédé de visions
rongeur de sens troué

son âme torturée
s’effraie du moindre bruit
qui deviendrait une musique
plus belle que la sienne

dans son terrier
sale et sombre
il pond jaloux
ses mots fantômes

mots égarés
poule devenue folle
couvant toute la nuit
des œufs de serpent

il n’écoute que le bruit
de son cœur excité
qui lui dresse un rempart
fatal à la réalité

la vie s’écoule
en-dehors de lui
jamais ses mots
ne la rattraperont

toujours grognant
il râcle le papier
comme un chien
renifle la bouse

jamais la rose
n’y fleurira
juste des ronces
et des orties

il aura beau
les retailler jour et nuit
elles le gratteront
toute sa vie
image créée par Dall.e sur le début de ce texte

terminus

étrange destin
pour l’homme
approcher de la fin
sans le vouloir
pas après pas
marche inéluctable
au rythme du cœur
horloge atomique
au décompte inlassable
chaque pulsation
est un trait de plus
gravé sur l’arbre de vie
par l’assassin comptable
meurtrier implacable
des jours achevés
c’est un train direct
sans le moindre arrêt
objectif terminus
durée du trajet
indéterminée
pour tous
les grands
les minus
les sereins
les atrophiés
galériens enchaînés
obligés de ramer
vers la certitude
de l’inconnu
et le jour de l’arrêt
à la station néant
il fera noir
pour toujours

image créée par Dall.e à partir du début de ce texte

petits riens de bonheur


apparition
cœur en électrolyse
soudain la voici
peau de louve
yeux de brume
long nez fier
vagues de chevelure
à lisser
oracle
tête inclinée
elle écoute
réfléchit
quand elle marche
fragile
dans sa bulle
corps agile
le vent s’écarte
sur la silhouette
dansante
statue vivante
art en mouvement
le temps s’arrête
un instant
à peindre
tout se fige
les lignes fuient
l’ombre s’agrandit
et puis voila
elle est partie
sur un soupir
bientôt
dans la brèche du monde
créée par elle
il ne restera d’elle
dans la ronde
qu’odeurs
tremblements craints
rien que des petits riens
de bonheur

image créée par Dall.e sur la base du début de ce texte

elle joue la nuit

Créé par Dall-e sur le texte de mon poème
elle joue
et par la porte ouverte
les notes du piano fuient
je les regarde
s’envoler dans la nuit
danser là-haut
sans anicroche
sur un tempo si lent
que noires et croches
caressent les nuages blancs

elle joue
et le temps s’arrête
de respirer
moi aussi
la nuit est grave
et la musique aigue

elle joue
et ne sait pas
sa grâce à elle
pour moi
tout ce qu’elle touche luit
ses mains créent ma lumière
chemin balisé dans la nuit

elle joue
et le vent profite d’un soupir
pour pousser le sien
moi aussi
la musique et la nuit
sœurs jumelles
de l’attente

elle joue
et envoie ses notes
en estafettes
points d’interrogations
titubant sans fin
dans la nuit
de ma tête étoilée

elle joue
et sa musique alanguit les étoiles
une à une
le ciel complice me sourit
dans son halo
de lune
sans elle au piano
la nuit ne serait plus jamais la même
moi non plus
ou je serais la nuit

pluie rouge

la pluie rouge tomba sur la ville
honteuse la mer partit se cacher
emportant avec elle les poissons affolés
les maisons blanches tremblaient de peur
puis un cri vibrant jaillit de la cote
déclamant aux gens perdus
creusez loin cherchez au-delà de l’illusion
née du cauchemar des hommes
vivez le présent et ses cadeaux
le sourire revint sur les quais
et le monde finit par s’habituer
à ces nouvelles couleurs
qui rendaient la vie plus joyeuse

halo qui luit

Dall-e sur la base du texte du poème
peu à peu la nuit se pare de noir et brume
s’emmitouflant dans un manteau d’ouate infernale
aux teintes bleuies de zinc rocher d'araignée
l'horizon gris s’enterre dans un brouillard sale
abritant un labyrinthe d’inimitiés
le ciel en pleurs se lie à la terre qui fume 

désemparée par ce règne nu
où les couleurs de la vie se diluent
l'âme gémit désorientée
pleurant les mots refoulés
les émotions perdues
les sourires reclus
les sentiers lumineux qui se sont éteints
les paysages qu'elle n'aura jamais peints  

elle fait plus que pleurer serpillière
elle se tord de douleur la sorcière
s’arrachant des tonnes de vies ratées
les murs de la nuit noire se recréent  

dans le froid sombre comme une pieuvre qui hurle
où tout se tait
où rien ne plait
furtif un mouvement esquisse une virgule  
ridicule derrière son halo bleuté
la lune tente une épopée incertaine
uniforme trouée de grisaille ironique
le cercle mal dessiné
s'élève péniblement sur les hommes
pour que l’âme s'accroche
sans la moindre anicroche  

je discerne là-bas une lueur moirée
cible vacillante qui ne veut pas mourir
étendard de révolte à la fin du soupir
que je pourrai enfin brandir pour espérer

le halo qui luit met le holà à ma nuit


enfer

le corps est prégnant
jamais l'âme ne pourra s'envoler
l'homme est lourd de chair
et quand il veut rêver
il se voudrait léger dans l'air
mais il a mal aux dents

il se plaint œil vide dos voûté
j'ai perdu dit-il la grâce de l'enfance
oublié la puissance du silence
l'homme ne s'écoute même plus
il ne fait que bouger se gratter
comme si sa pensée pouvait se lessiver
d'un coup d'ongle négligent

créature du paradoxe et du soupir
filandre perdue dans l'infini successif
il se tait les mots ne servent à rien

nous voici blêmes et bleus
sans bouée de sauvetage
dans l'océan du non dit du non partage

l'enfer c'est cela
se contenter d'une telle vanité
sans pouvoir rire ni pleurer
sans même avoir peur

source image: Starry AI

cercle

j'aimerais découvrir un lieu
où écouter le temps qui passe
telle une musique à trois notes
assis sur le pas de la porte
dans la lumière douce et basse
un rayon ocre savoureux
protègerait le cœur les yeux
du vent irréel gracieux

quelques arbres se tiendraient loin
le ciel serait indéfini
et le bruit d'homme enfin éteint
alors à cet instant précis
où le cercle se fermerait
peut-être avec un peu de chance
de la colline verte et dense
entendrais-je l'âme pleurer

trinité

tout est difficile aimer chanter
seul rêver est facile
s'abstraire du réel fuir
oublier le passé
 
tout est difficile parler sourire
seul partir est permis
encore en utopie
se voir là-bas plutôt qu'ici
 
tout est difficile vivre factice
seul écrire est vrai
bâtir sa réalité
ses murs sa forteresse
 
tout est difficile corps chargé
seule l'âme est légère
quand elle se libère
d'une transparence évasée
 
tout est difficile dire oui
seul dire non peut être acquis
dire je ne sais pas j'attends
je ne saurai rien du néant
 
tout est difficile dans tes yeux
seuls qui me scrutent
spectateurs incultes
de mon souffle nerveux
 
tout est difficile pleurer souffrir
seul reste un gémissement
trace ineffable soupir
de ce qui jamais ne ment
 
tout est difficile aujourd'hui
seul demain peut attirer
d'autres cœurs épris
qui tant ont pleuré
tout est difficile même dire
tout est difficile
même crier je t'aime
au fond de la nuit blême

tout est difficile sauf croire en toi
l'eau claire et le torrent
la lumière et le chant
tout devient possible pour moi

tout devient possible grâce à toi
quand le chemin prend ses trois sens
direction sentiment connaissance
tu es la trinité de ma vie de roi

l'homme nu

les lumières jaillirent de la nuit
crépitant comme un feu d’artifice
lanceur de fausses étoiles
vers le dôme du monde

je vis la folie des hommes
le passé reconstruit le présent occulté
le futur antérieur éparpillé
l’espace infini courbé par le temps

puis un long chant d’amour
rivière tortueuse et lente
coula en déchirure aiguë
cicatrisant les champs de vie

à genoux l’humanité priait
ses totems qui lui psalmodiaient
peuple né de la pénitence
tu vivras dans la souffrance

une longue plainte naquit
mère de tous les cris
fil d’ariane reliant les cœurs
tiraillés entre désirs et pleurs

indifférent aux maux
je marchai jusqu’à l’aube
et le jour advenu
j"étais un homme nu

malgré tout

l’automne est là malgré tout
malgré la folie des hommes
la fin des embrassades
et des câlins furtifs
malgré le regard méfiant planétaire
l’automne est venu sans se presser
les feuilles du chêne roux me narguent
le liquidambar a fini par rougir
l’acacia a pris sa forme squelettique
ce n’est pas encore de l’espoir
c’est une lueur dans la lourde brume
des esprits martelés par l’angoisse
le temps me dit qu’il est plus fort que moi
bah je le savais déjà
mais je l’avais peut-être oublié
déboussolé et perdu
dans la contagion prégnante des corps
et des cœurs
dans l’éternité apparente de la maladie
j’ai peur de mourir dans d’atroces souffrances
et de laisser en plan tous ceux que j’aime
alors je regarde le chêne mur
et je souris presque
malgré la pesanteur des jours morts
malgré l’incohérence de la parole inutile
et doucement en respirant je me dis
que je reverdirai comme lui

ma pensée part errante

ma pensée part errante
avide d’assouvir
ses lubies d’asservir
sa chimère aberrante

elle vaque intrigante
toujours prête à servir
ardemment pour gravir
toute sente insouciante

vif un son vient percer
mon rêve dispersé
le réel me fait face

dur un monde insensé
force mes yeux baissés
ma pensée s’éteint lasse

mille sources

c’était un juillet bleu
comme en connaît peu
au plateau des milles sources
pays trompeur
en apparence charmeur
qui cache des tourbières fourbes
dans ses bouquets d’herbes et de fougères
malheur au marcheur qui s’y perd
il rencontrera plus d’un fossé impénétrable
entre lui et son but
pays de rêve pourtant
où tout est bucolique
le filet décidé d’un serpentin de ruisseau
le zigzag ivre des papillons blancs
la lumière tachée des hêtres frissonnants
les vagues de vent circulaires
bruissant dans les frondaisons animées
le violet brutal des bruyères d’été
ses forêts de sapins en flèches
on se croirait à la montagne
alors qu’on n’y est pas
même un village se dénomme ainsi
faux-la-montagne
et pourtant ici
tout est vrai

tambour

mon cœur n’est qu’un tambour à battre la chamade
les chemins d’ornières s’y nichent à l’affût
j’ai perdu l'envie des franches cavalcades
mon âme est traversée d'un brouhaha diffus

le rêve est panache fumée grise qui part
l’amour des mains vaincues dans leur quête du vent
le bonheur un îlot milieu de nulle part
le rire un souvenir gelé impertinent

libérée la montagnes est une pirouette
les aigles justiciers dessinent un grand V
sous le soleil vitré miroir aux alouettes
je ne veux plus marcher sans savoir où je vais

comment abandonner l'humeur partie en vrille
l’inconscient devenu mise en abyme et feu
je veux du beau du vrai je veux des yeux qui brillent
ne plus être un vain chiot qui court après sa queue

peut-être un jour qui sait finiront les méandres
du labyrinthe impasse et des esprits épais
du désordre naîtra un nouveau monde tendre
où l’on pourra enfin se reposer en paix

nous nous endormirons à l’heure où tout est calme
bercés par le souffle tièdi d'un soir feutré
à nos pieds les chats gras joueront des amalgames
de laines arrachées d’araignées apeurées

les autres animaux se cacheront dans l'ombre
des chants de halage surgiront des remparts
l'océan apaisé hissera sa pénombre
et les bateaux joyeux leurs voiles du départ

conte de l'amour et de la mort

Un jour, elle apparut sur la terrasse d’en face, s’installa dans le fauteuil, prit son livre et ne le quitta plus des yeux jusqu’au soir.
Plongé dans ses propres tourments, il n’avait pas détecté sa présence jusqu’alors.
Au bout de quelques jours, il avait repéré la routine : elle se montrait dans l’après-midi, glissant comme un fantôme dans la chaleur épaisse, trouvait le même coin d’ombre et n’en bougeait plus, la tête légèrement penchée sur le côté, vers les pages. 
Il ne pouvait distinguer les traits de son visage à contrejour, auréolé par la lumière blanche du soleil. 
Il l’imaginait jeune et belle, triste, cherchant à se consoler dans ses lectures, ou bien à oublier. 
Son amant l’avait quittée, c’est sûr et la vie ne possédait plus de sens pour elle. 
Lui-même vivait un désespoir abyssal. 
Elle était toujours seule, personne ne venait la voir, à part une vieille servante qui s’occupait d’elle. 
Solitaire lui aussi et n’ayant finalement rien d’autre à faire, il la fixait des yeux chaque jour un peu plus mais jamais elle ne fit le moindre geste signifiant qu’elle avait remarqué son manège. 
Alors il l’aima encore plus fort. 
Un soir où, à son habitude, la servante vint la chercher à la tombée de la nuit, il décida de déclarer sa flamme dès le lendemain. 
Cette idée le tortura et l’asphyxia toute la nuit. 
Mais, le lendemain, elle n’apparut pas. 
Il comprit alors qu’elle était morte et se mit à respirer de plus en plus mal. 
Il mourut dans la journée. 
Par hasard, ils furent enterrés tous les deux cote à cote, au fond du cimetière, contre le vieux mur en pierre rongé par les plantes. 
En quelques mois, le lierre recouvrit les deux tombes d’un même manteau, pour les réunir à jamais.

palette jaune et rouille

nappes de vignes
aux multiples teintes
tirées d'une palette 
jaune et rouille
pénétrant les sens à vif

treilles dignes
gémissantes 
du poids du temps
dépouillées de leurs apprêts
les voici comme elles sont
fatalement désossées
maigres et nues
cernées des compagnons
chênes verts et blancs antiques
tordus par un sorcier sadique

ciel bleu et rose
aux incroyables diagonales
ouatées le matin
cristallines ensuite
ensorcelées le soir

taches de sang
des cailloux rouges
incrustés toute l’année
mais se détachant mieux
d'un paysage écorché

l’automne en provence
ce n’est pas l’automne qui danse
c’est une saison unique au monde
aux odeurs et couleurs invisibles
un jardin mystérieux
calme impénétrable 
et mythique

espace creux

l’espace n’a plus les mêmes creux
il se dilue se déforme
le temps coule chaotique
dégoulinant d’une montre molle 
le soleil sourit satisfait 
comme un projecteur de cinéma
seuls les oiseaux chantent
profitant du vide absolu
laissé par nos âmes statues

l’angoisse plane 
on se croit malade
on n’est que pantin pitoyable
on ne rit plus c’est indécent
le monde entier oublie ses gestes tendres
transformé en robot appliqué

on s’en souviendra forcément
de ces gens croisés 
la tête basse sur le côté
craignant le miasme errant
de ces frôlements évités
de ces embrassades retenues
la mémoire mise à nue
le monde entier ne baise plus
pas prononcé pas pensé pas fait
le mot amour effacé de nos écrans

quand la vie reviendra
on ne saura plus quoi se dire
on sera niais et gras
le sourire béat

j’irai pleurer dans la rue bondée
cherchant un visage à caresser
mais on fuira le pestiféré
je crierai vous avez oublié la respiration
maintenant il est trop tard le mal est fait
ce n’est pas la maladie qui a gagné
ce n’est pas le virus qui vous a tué
vous individu société nation
c’est le manque d’ambition

la vieille

elle compte plus de rides sur sa peau cuivrée
que d’années dans son corps voûté
toujours elle baisse les yeux et fronce le nez
sans sourire et sans le faire exprès
le soleil distribue la lumière et l’ombre
sur un visage auréolé
ses fins cheveux gris et ambre
amplifient la force de sa stature
pour elle le temps qui passe et qu’il fait
n’a pas notre valeur hypertrophiée
elle l’a définitivement apprivoisé
derrière ses yeux plissés

sept haïkus d'amour et de naissance

tu as la joue ronde
comme un rocher dans la nuit
tes pleurs sont la pluie

i grec de tes jambes
lianes de jungle et d'odeurs
infini plaisir

potelé des cuisses
ventre fixe et cru tendu
exquise caresse

le goût de ta peau
me révèle cent mille îles
peuplées de palmiers

tes yeux bleus de lune
interrogent gravement
mon coeur à la hune

de tes deux mains d'algues
de tes dix doigts de vents lourds
tu tisses ma vie

le monde murmure
il laisse pour toi et moi
ses ombres au mur

(mention au Prix Amitiés Littéraires du Val d’Orléans 2022)

trop tard

aucun mystère n’embaume ta vie close
tout est annoncé 
sans bruit sans effet
forcé tu avances sur la route morose
où ne subsiste même pas 
l’ombre opaque de tes pas

dans un dernier souffle qui passe
baudruche automate tu marches
sur la voie imposée sans arches
qui te conduit vers une impasse

comment croire à la valeur de ton âme
quand tout clame 
que tu es de passage
tu crois sentir une émotion de partage
tu n’es que chimie programmée
illusion incontrôlée
tu crois renaître d’un passé glorieux
tu n’es qu’un fragment du souffle des cieux

sachant la fin écrite dès le commencement
quand viendra le moment immanquable
où poussière nue mot sans vocable
tu accompliras ce dernier saut insignifiant
ce non-événement des milliards de fois répété
extinction sans éclat éternel
d’une infime étincelle
ne sera plus un mystère pour ton âme hébétée
ni pour tes avatars

nuage au paradis

je suis un nuage
nu je nage
dans l'azur pur
qui susurre
sans fin j'erre
en troposphère

haut sur terre
je délibère
des miasmes du temps
je souris gentiment
caressé par le vent
tant aimé
expirant sobrement
dans mes fils emmêlés
lissant
mes beaux cheveux
filandreux
gris cire et bleus

parfois je me fâche
et lâche
trois gouttes dures
sur la terre en murmures
de ma peau de pèche
j'empêche
le soleil
de couver mon ventre fécond
je me love en veille
chatte en rond

dans mes bras d'ouate propriétaires
j'abrite de multiples hôtes
un aéropage d'oiseaux migrateurs
en pause transocéanique
fatigués et pinailleurs
un éclair débutant qui ne sait pas tonner
des bruits prisonniers dont je garde la clé
un arc en ciel à libérer selon mon désir
et tous les souvenirs
en sépia des pays survolés
rien n'est plus peuplé qu'un nuage tentaculaire
rien n’est plus fugace

je vois tout de haut
le laid et le beau
je me détends
je suis gai
mouvant
je ris des hommes empêtrés
dans leur courte vie enflée
si vous saviez

ici tout est lent et long
pas de route pas de doute
tout est frais et surtout
teinté d’opacité

je vois tout de ma hutte
en fait chut
on ne vous l'a jamais dit
vous auriez trop d'émoi
osez lever la tête
et regardez moi
je suis le paradis

lac étrange

décor sombre pays étrange
aux multiformes entrelacs
ta vie se déroule sans toi
dans un rêve de peau d’orange

un lieu d’acteur et spectateur 
que tu hantes passant blasé
tout y est de travers raté
absences rendez-vous sans heure

tu vois mille chemins balourds
dans ce bazar de cinéma
se proposer à tes pieds las
embourbés à ce carrefour

la tête penchée vers le ciel
tu voudrais indices et signes
mais les nuages sont indignes 
avares et caractériels

c’est à toi de les enfanter 
idiot tu n’as donc rien compris 
c’est dans tes pas que se construit 
le chemin de la liberté

la pierre grise est la plate statue

la pierre grise est la plate statue
portant en sacrifice un scorpion mort
là-bas l’enfant joueur sourit encore
ses bras arrondis cerclant l’arbre nu

tu rencontreras ainsi tant de vies
qui s’exposeront sans voile pour toi
guettant impatiemment que tu sois là
pour lever leur rideau de comédie

marcheur solitaire tes pas t’élèvent
plus haut que le monde aux mille visages
tu deviens une abstraction moine sage
énigmatique maître sans élève

pas de méditation juste la marche
instinctive et méthodique allurée
les arbres protègent ton avancée
de penseur libre serein patriarche

pour toi la nature n’est pas un temple
elle est un rêve vif allégorie
où tu pourras suivre tous les génies
sans paroles sans bruits sans gestes amples

les fantômes gris de l’humanité
te donnant la main pour former la ronde
tu vas goûter la vibration du monde
née il y a plus de cent mille années

tu t’es arrêté tu danses tu erres
tu ris tu tressailles tu virevoltes
soudain tu te réveilles sans révolte
simple marcheur sur un chemin de pierres

vous les vibrants

vous les vibrants les sensibles
scrutateurs d’infinis
voyants férus d’autres vies
liseurs d’âme entre les lignes

vous détenez en vision
l’arc-en-ciel de lumière
qui éclaire dans votre œuvre  
les au-delàs d’horizon

vous en faites un bel usage 
toujours renouvelé
comme bat des ailes 
un papillon inépuisé

votre passion
avancer sans barrières
sur un chemin d’ornières
de creux d’irraison

vous y dansez libres passereaux 
inlassables chercheurs de beauté
notes matières traits couleurs mots 
vos ailes vos cris pour exister

truelles de l’origine du monde
flèches vives de l’espace et du temps
avec vous la terre n’est jamais ronde
ni le ciel frontière fermée au vent

derrière votre forme façonnée
le souffle naturel des choses
porte dans son cycle éternel
le voyage recommencé

vous êtes la houle et le sang
qui nous reconstruisent vivants
nous gens du passé fétus tristes
vous gens du futur les artistes

à la princesse I.M. et à ses pairs

bonheur fuyant

je vois le bonheur fuyant 
devant mon cœur sans un cri
fantomatique zombie
calme serpent ondulant

je le sens tout proche là 
tapi dans l’ombre sans œuvre
onctueux comme une pieuvre
gros bouddha sibyllin las

il disparaît prestement
avant que je ne l’attrape
fin caméléon satrape
anguille dans le courant

l’impie cruel va tanguer
comme un essaim d’alouettes 
dessinant la silhouette
d’une ombre secrète et gaie

ce pur bonheur à portée
se dérobe sous mes doigts
enfantant des tourments froids
infiniment immergés

comme le vent comme l’eau
comme cette chanson triste
pleurée en mer anarchiste
par mille fonds abyssaux

en bord d'éternité

quand je serai parti
de mon âme ma vie
je me vois volontiers
assis sur un nuage
causant aux trépassés
gisants de tous les âges
pendant que vous muets
souffrirez pleutres mous
juste en deçà de nous

mais nous serons cléments
avec vous les vivants
parce que nous aussi
gaspilleurs de futur
locuteurs de grands cris
et de petits murmures
nous fûmes égoïstes
amoureux destructeurs
ambitieux et menteurs

oublieux de la vie
je me demande si
nous les fantômes blancs
les ectoplasmes blêmes
les affranchis du temps
nous garderons quand même
en vous examinant
en bord d’éternité
un ultime regret

j’écris pour gratter la surface

j’écris pour gratter la surface 
des choses et des gens indicibles
dans la sphère de l’invisible
au-delà des mots et des traces

mes mots ne sont pas des mots
ils sont le désir fou de rencontre 
entre âme et beauté
volonté imparable de peindre l’hybride 
de sentiments et d’émotions 
que rien ne distingue. 

je ne sais pas crier
tout juste murmurer 
ma sincérité
mon désir
immanents

je cherche à créer 
les rêveries d’un tableau abstrait
le foisonnement d’un paysage de recoins
la larme limpide d’un prélude en do majeur
les cieux aux nuages éclatés

je veux décrire 
les yeux transparents qui transpercent
la main douce poussant un soupir
la mort amère amer aimant
les rages de l’être à tous les âges
les folies de la vie torticolis

j’écris pour me sauver 
de mes inutiles tourments
je veux stopper leur cycle un moment 
les voici suspendus en l’air par mes mots 
qui les empêchent de retomber
d’un œil je les vois prêts à se ruer sur moi
alors je continue d’écrire en apnée
plongeant toujours plus loin
dans un monde sans fin

quand j’écris
j’ai peur de mes mots microscopiques
mais je continue
tant pis
porté par un espoir infime
écharde de bois transocéanique
petit caillou chassé par le vent
cerf-volant détaché de son fil
qui tournoie en montant vers les nuages

mes mots forment une myriade
de filandres fécondes
plus fortes que la matrice des heures
une kyrielle de notes 
frappant les cœurs des bouts du monde
où je ne suis jamais allé.

j’écris pour lancer 
des passerelles entre les êtres
lignes de vie d’un bateau en détresse
sur la mer agitée de la vie.
je ne veux pas d’échelles 
ni de solutions
je veux des rêves 
et de la vibration

mon texte va m’abandonner
voile s’évanouissant à l’horizon
gravant en moi un sillage profond
hors de ma vue
il vivra à jamais.

j’écrirai encore et encore
jusqu’à ma mort 
et ce jour-là mes mots d’amour et d’or
je les serrerai contre moi
je les emporterai avec moi
qui sait à qui ils pourront profiter

les nuages sauront-ils les aimer

la porte du tableau

le temps souffle comme le vent
qui n’offre rien pour s’arrimer
transmuant ton cœur élimé
en nuée de limbes mouvants

dans les ténèbres somnambule
tu ne sais sur quel pied danser
balbutiant et balancé
tu sursautes comme une bulle

grenouille sur un nénuphar
luciole perdue dans la brume
fleur de désir et d’amertume
voilier louvoyant vers le phare

suivant sa vocation ténue
la mémoire de tes dix doigts
cherche le toucher de l’émoi
et le frisson de l’âme nue

nuit et jour tu peins tu zigzagues
dans un serpentin de questions
un matin vient la solution
ravir les écumes des vagues

suivant ta foi ton idéal
tu fais éclore du tableau
une maison de terre et eau
dont tu es le héros final

étiré par ton repentir
un trait pareil à une eau-forte
sur la toile éclaire la porte
par où tu peux enfin partir

Hommage à Ou Tao-tseu (en japonais Godoshi) et Wang Fô

(sélectionné pour paraître dans L'Anthologie des meilleurs poèmes du Prix international Arthur Rimbaud 2022; Flamme de Bronze du Prix Flammes Vives 2022)

je voudrais écrire

je voudrais écrire
les plus belles pages du monde
que le monde lirait
en pleurant un peu

mes pages seraient des tableaux
de tristesse et de beauté
le beau est toujours triste
quand il est intouchable

au bout de la tristesse
entre les lignes poindrait
une faible lueur d’espoir
ne pas mourir tout à fait

je parlerais de l’amour
trop fort débordant
en vagues sur les rochers
blanchis d’écume

des désirs non accomplis
du renoncement
rogneur d’âme qui tient
éloigné du but

je dirai la mer
et son horizon
et les oiseaux verts
là-bas qui s’en vont

je dirai l’envie
d’être un autre
que cet empêtré
dans la lourdeur des choses

dans mes pages je volerais
fièrement librement,
sur ma vie sans frontières
mon passé sans cadran

je parlerai des yeux
qui m’ont rendu fou
et du dernier regard
qui porta le noir infini

je parlerai du temps perdu
qui fuit lentement
comme un goutte à goutte
du sang des gens

des mots qui se croisent
sans s’entendre têtus
comme deux rivières
réticentes à confluer

du soleil aveuglant
qui ferme les yeux
cédant à la chaleur
de formes emmêlées

je parlerai du corps
qui s’abandonne en nudité
de sa peau fruit rouge
à croquer en délicatesse

dans la foison de mes pages
on verrait des tableaux
à contempler longuement
comme une source de vie

les mots sont si faibles
menteurs et réducteurs
la peinture est le parangon
de la création humaine

je voudrais que mes mots
se lisent comme un tableau
une musique symphonique
une matrice de liens

je voudrais écrire l’océan
des plus belles pages du monde
pour que le monde s’y noie
s’en nourrisse et renaisse